Monsieur le président,
supprimer le juge d’instruction ne constitue pas une simple réforme de notre système pénal, mais porte atteinte au plus haut de nos principes, celui de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la justice à l’égard du pouvoir politique. Votre discours ne mentionne aucune garantie d’indépendance pour les enquêtes. Ce silence, dans un domaine qui constitutionnellement vous échoie, porte la marque du stratagème politique.
Mais le verbe haut et toute la rhétorique du monde ne suffiront pas pour convaincre les Français qu’un parquet soumis aux instructions du ministre constitue une meilleure garantie pour le justiciable qu’un juge indépendant. Vous affirmez que notre pays est marqué par une tradition de "rivalité" entre le politique et le judiciaire. La rivalité n’est pas du côté des juges, elle est le fruit de la peur des politiques.
Vous pensez que la légitimité politique prime sur tous les pouvoirs. Or c’est précisément pour contenir le désir de toute-puissance qui s’empare naturellement des gouvernants que les Lumières ont forgé le concept de séparation des pouvoirs. John Locke l’a observé justement : "C’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites." Il ne fait pas bon en France incarner une de ces limites. Plus d’un magistrat en France peut en témoigner.
Qui peut encore croire que le juge d’instruction est "l’homme le plus puissant de France" ? Certainement pas vous, Monsieur le président. L’homme le plus puissant de France, c’est vous. Vous avez le pouvoir de faire saisir un tribunal arbitral qui attribue 285 millions d’euros à un de vos soutiens. Vous avez le pouvoir de déguiser une grâce individuelle à un préfet dévoyé en grâce collective.
LE SPECTACLE DE L’IMPUNITÉ
A de rares exceptions, en matière financière, il n’y a plus que des enquêtes préliminaires, et des dossiers bouclés dorment dans les tiroirs. La liste des enquêtes non effectuées est impressionnante : les soupçons de corruption à l’encontre de Christian Poncelet, ex-président du Sénat ; les flux financiers allégués de Jacques Chirac au Japon ; les fortunes apparemment mal acquises des présidents africains placées en France ; le rôle supposé de la BNP Paribas dans les montages corrupteurs au Congo-Brazzaville et Congo-Kinshasa.
La justice aurait dû enquêter pour crever l’abcès. Elle ne l’a pas fait, laissant se répandre le poison du soupçon et le spectacle de l’impunité. Une justice dépendante, c’est une justice qui n’ouvre pas d’enquête lorsque les faits déplaisent au pouvoir. Rappelez-vous du massacre des Algériens à Paris le 17 octobre 1961. Il n’y eut jamais aucune enquête ! Aucune condamnation ! Parce que le parquet ne le jugea pas opportun.
Est-ce cette face-là de la justice qu’il faut faire ressortir au XXIe siècle ? Le juge d’instruction est le fruit de notre histoire. Il n’existe pas ou a disparu en dehors de nos frontières. Il peut évidemment être supprimé, mais à condition que sa disparition entraîne davantage de démocratie et non davantage d’arbitraire.
Peu importe qui mène les enquêtes pourvu que les magistrats soient préservés des pressions ; pourvu que les investigations puissent être conduites, ne soient pas étouffées dans l’oeuf.
Vous voulez confier les enquêtes au parquet ? Cela se peut, mais il faut alors rendre le parquet indépendant de votre pouvoir, ce qui, vous en conviendrez, n’a guère été votre choix. Les contempteurs des juges d’instruction affirment qu’il est impossible d’instruire à charge et à décharge. Si le parquet enquête, il héritera du même dilemme. A moins que vous n’ayez l’intention d’accorder aux avocats un pouvoir d’enquête... Non seulement la justice sera aux ordres, mais elle deviendra inégalitaire, à l’image de la justice américaine.
En somme, vous aurez pris le pire des deux systèmes : l’arbitraire et l’inégalité. Face à un projet qui foule aux pieds l’idéal de 1789 d’égalité des citoyens devant la loi, face à une réforme qui risque de transformer notre pays en République oligarchique, à la solde de quelques-uns, j’appelle les Françaises et les Français épris de justice à la mobilisation contre votre projet.
Eva Joly, ancienne magistrate Le Monde.15.01.2009
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