mardi 26 octobre 2010

Le Grand Journal - La toute puissance d'un dispositif télévisuel prompt à nous manipuler



On dira ce qu’on voudra, mais le Grand Journal de Canal+ a le sens de la composition des plateaux. Il proposait, la semaine dernière, un assez terrifiant carré de paires de frères. Les frères Duhamel (Alain et Patrice, respectivement éditorialiste et ex-dirigeant de médias) et les frères Bogdanov (Igor et Grichka, présentateurs à la télévision publique, spécialisés dans l’émission scientifique, et plus particulièrement dans les théories sur la création du monde), tous quatre alignés en une perspective vertigineuse.

Les Duhamel (visages dissemblables et inamovibles des quatre dernières présidences) venaient vendre un livre de fraternelles conversations, sur les rapports du pouvoir et des médias. Les Bogdanov (visages jumeaux de mutants, constituant à eux seuls une énigme scientifique) venaient se défendre contre un rapport du CNRS, qui vient de les confondre en concluant à la nullité de leurs titres scientifiques (le rapport est rédigé depuis des années mais il n’est révélé qu’aujourd’hui).

Ils s’exprimaient par paire. Les Duhamel assuraient une promotion traditionnelle et badine. Ils juraient avoir révélé dans leur livre tout ce qu’ils savaient sur un sujet délicat, mais précautionneusement, avec des scrupules dont ils s’honoraient. Les Bogdanov jouaient un numéro tout aussi classique de défense de vedettes attaquées. «Comment expliquez-vous qu’à chaque publication de livre, vous déchaîniez la polémique ?» leur demandait-on ingénument. Personne sur le plateau n’était en situation de contester leurs théories sur l’origine du monde. Ils étaient donc parfaitement à l’aise, sous les projecteurs, pour dénoncer un complot d’aigris et de méchants tapis dans l’ombre. D’ailleurs, le fameux rapport du CNRS comportait une erreur de pagination. C’est dire s’il était sérieux ! Ils avaient, pour eux, leur ancienneté, leur bonne foi, la fidélité de leur public. A la fin, ils consentirent à pardonner au CNRS.

C’est une étrange évolution, que celle du Grand Journal de Canal+. Les valeurs sûres, les installés, les notoires, viennent aujourd’hui s’y montrer périodiquement, comme pour rassurer leur famille : oui, ils appartiennent toujours au cercle enchanté. De temps à autre, un syndicaliste, en provenance directe d’un conflit (nécessairement à dimension nationale) vient relégitimer le dispositif.

Le plateau fait aussi fonction de milice d’autodéfense de chacun de ses membres, au cas où il serait attaqué. Jean-François Kahn, fondateur de Marianne, y était naguère passé en jugement, pour quelques propos malséants. Coupable du sacrilège d’avoir posé un lapin à Arlette Chabot, ancienne directrice de l’information de France 2, pour protester contre la surmédiatisation du débat sur l’identité nationale, le socialiste Vincent Peillon avait été sommé d’y répondre de son forfait. L’humoriste Didier Porte, après le sketch fatal qui devait lui valoir son licenciement, y fut poignardé en son absence par ses camarades de la Matinale de France Inter. La semaine dernière encore, Mélenchon y était jugé (en son absence, aussi) par un trio de stars de TF1 et de France 2, pour son mémorable «salaud» adressé à l’image de Pujadas. Bref, le Grand Journal est aujourd’hui le fortin du pouvoir de l’audiovisuel, contre tout ce qui menace d’entailler davantage sa domination déjà bien mal en point, et conteste ses valeurs (toute-puissance de la promotion, soumission au dispositif, culte aveugle de la notoriété pour la notoriété).

La brutalité de cette milice est masquée. Le dispositif, au centre duquel le chroniqueur Jean-Michel Aphatie distribue, imperturbable, condamnations et absolutions, compte sur ses parenthèses humoristiques (le Petit Journal de Yann Barthès, les diverses rubriques) pour désamorcer les critiques. Imaginez un tribunal de l’Inquisition, égayé par quelques bouffons : de quoi brouiller les pistes. Pour l’instant, le subterfuge fonctionne, et ce souriant et implacable tribunal des bonnes manières donne le change, tant bien que mal. Mais ça ne fonctionnera pas forcément toujours.

Revenons à notre quatuor. Alors ? Alors, rien. Il se trouve qu’une moitié des Duhamel présents (la moitié Patrice) dirigeait France Télévisions à l’époque où la totalité des Bogdanov y officiait. On était donc intéressé à connaître son point de vue rétrospectif. Regrettait-il que la télévision publique ait laissé incarner la vulgarisation scientifique par un duo d’imposteurs ? La question était légitime. Elle ne fut pas posée. En dépit des apparences, ce n’était pas l’objet de la composition de ce plateau, qui n’avait d’autre objet, comprit-on, que de composer un plateau, c’est-à-dire, comme d’habitude, un dispositif.


Merci Libé pour cet article pertinent !!!

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